Chapitre 22
— Rebecca ? Puis-je m'entretenir avec vous quelques instants ?
Pierre, le bras droit de Michael, m'avait suivie dans le grand hall, puis dans le jardin.
Sa voix était aiguë, presque féminine. Elle cadrait parfaitement avec son physique.
— Je suppose qu'il serait courtois de ma part d'accepter.
— D'après mes souvenirs, la courtoisie ne faisait pas partie de vos nombreuses qualités, très chère.
Je ne pouvais pas prétendre le contraire. Durant les deux mois de négociations diplomatiques auxquelles nous avions tous deux participé dix ans plus tôt, la délégation Vikaris s'était obstinément refusée à adresser le moindre mot aux autres représentants en dehors des réunions officielles. Et j'avais scrupuleusement suivi les ordres (du moins si on excepte ma liaison avec Michael, mais ça, c'est une autre histoire...).
— Qu'est-ce que vous voulez ? demandai-je en souriant.
Il posa sa main sur sa hanche et me détailla des pieds à la tête.
— J'ai beau vous observer, je ne vois pas ce que le maître vous trouve, dit-il avec une moue dégoûtée.
— Vous n'êtes pas le seul, rétorquai-je. D'ailleurs, si vous pouviez le convaincre de mon peu d'intérêt, ça m'arrangerait.
Il leva son sourcil parfaitement épilé, l'air étonné.
— Vous parlez sérieusement ?
— Qu'est-ce que vous vous imaginez ? Que je n'ai pas de libre arbitre ? Que je n'aurais pas pu prendre contact avec Michael si j'en avais ressenti la moindre envie ? demandai-je d'une voix sourde.
— Il a cru que vous étiez partie parce qu'il voyait d'autres femmes...
— Non. Ça n'a aucun rapport.
Il me dévisagea comme s'il venait de se rendre compte de quelque chose.
— Vous ne ressentez vraiment rien pour lui ?
— Non. Et de toute façon, ça ne pouvait pas marcher. On aurait fini par se détruire.
Il fronça les sourcils d'un air pensif.
— Parce que vous êtes une Vikaris...
— Parce qu'il veut quelque chose que je ne peux pas lui offrir : ma liberté.
— Mais vous n'êtes pas libre, Rebecca. Vous appartenez à Raphaël.
— Non ce n'est pas du tout comme ça que ça fonctionne entre nous, je ne...
Je me mordis la lèvre. Pierre affichait un air goguenard. Il m'avait eue.
— Je suis capable, comme certains démons, de sentir les liens qui unissent deux personnes. J'ai scanné le vôtre et celui de Raphaël. Je sais exactement ce dont vous parlez, Rebecca. Et je peux vous dire avec certitude qu'il n'a pas fait de vous son esclave, Mieux : je mettrais même ma main à couper qu'il n'à même pas encore fait de vous sa maîtresse.
— Pourquoi... pour...
— Parce qu'il est consumé par le désir et par l'angoisse de vous perdre. S'il vous possédait vraiment corps et âme, Raphaël aurait une attitude totalement différente.
— L'avez-vous dit à Michael ? demandai-je, le cœur battant.
— Mon maître n'est pas stupide mais il est aveugle par la douleur et par la jalousie. S'il venait à découvrir que la relation qui existe entre vous et Raphaël, n'est pas une relation normale, que vous conservez votre libre arbitre et que vous vous êtes refusé à lui, alors il demanderait au conseil l'autorisation de provoquer Raphaël en duel. Et ce droit lui serait accordé.
Je blêmis.
— Je ne veux pas qu'on en arrive là, murmurai-je.
— Personne ne le veut, dit-il d'un ton grave.
— Ecoutez, je n'ai aucune idée sur la manière dont je pourrais arranger les choses, alors si vous avez une idée qui nous permettrait de nous sortir de ce merdier, n'hésitez pas, fis-je en soupirant.
A mon grand étonnement, il me sourit :
— Rentrez en France avec nous.
— Mais bien sûr, je cours à la maison et je fais mes bagages à l'instant, raillai-je.
— Si vous vous en faites pour votre fille, ne vous inquiétez pas, il y a d'excellentes écoles à Paris et les meilleurs pensionnats du monde en Suisse, dit-il en plantant son regard dans le mien.
Il savait. Il savait pour Leonora.
Je respirai lentement.
— Depuis combien de temps Michael est-il au courant pour ma fille ?
— Je ne lui ai rien dit pour le moment.
Je lui jetai un regard surpris.
— Quel âge a-t-elle au juste ? Aucun de mes espions n'a pu me faire de rapport précis.
— Elle a... 9 ans.
J'avais hésité moins d'une seconde mais il l'avait senti et levait un sourcil étonné.
— 9 ans ?
— J'ai rencontré son père environ un an après Michael. Ma grossesse était un accident, mais nous avons été très heureux durant plusieurs années, mentis-je.
Une lueur de colère s'alluma tout à coup dans le regard du vampire.
— Et tout ça, alors que mon maître pensait que vous aviez été tuée par sa faute et qu'il pleurait votre disparition.
— J'ignorais qu'il me pensait morte. J'étais jeune et inexpérimentée. Mon clan avait appris ce qu'il s'était passé entre Michael et moi et il m'avait condamnée à mort. Je ne l'ai pas fait volontairement souffrir. C'est la vérité.
— Pourquoi ai-je autant de mal à vous croire ? demanda-il en s'approchant de moi si près que je pouvais sentir son haleine comme une brise fraîche sur mon visage.
— Croyez ce que vous voudrez, ça m'est égal, fis-je d'un ton dur.
— Vous mentez, Rebecca.
— Je pourrais vous retourner le compliment. Pourquoi avez-vous caché toutes ces informations me concernant à votre maître ? Pourquoi ne rien lui avoir révélé ?
— Si je dis à Michael que vous n'appartenez pas à Raphaël, qu'il ne vous possède pas, il mettra sa vie en danger pour vous récupérer et affrontera Raphaël. Si je lui dis que vous avez eu une fille peu de temps après que vous l'avez quitté et que vous avez aimé un autre homme, alors il s'en prendra à vous ou à elle pour vous blesser et ce sera considéré comme un acte de guerre par le Directum. C'est vraiment ce que vous voulez ? demanda-t-il d'une voix glaciale.
Oh mon Dieu, j'étais vraiment dans la mouise...
— Non. Bien sûr que non.
— Mon maître ne doit pas découvrir la vérité, Rebecca.
— J'ai compris. Et qu'est-ce que je devrais faire à votre avis ?
— Devenez la maîtresse de Raphaël, comportez-vous comme son esclave et gardez vos distances avec Michael. S'il comprend qu'il n'a aucune chance de vous reconquérir et que vous appartenez réellement à un autre, il finira par se faire une raison et nous pourrons tous rentrer à la maison.
Je déglutis.
— Vous êtes sûr qu'il n'existe pas d'autres moyens ? Il n'a pas une petite amie à laquelle il tienne ? Une femme qui compte dans sa vie et qui pourrait venir le récupérer ? Moi je ne suis qu'un souvenir, notre liaison a à peine duré deux mois, ça ne peut pas avoir autant d'impact que...
Il explosa d'un rire cynique qui m'interrompit net.
— Michael a connu des milliers de femmes et certaines aussi belles que vous. Mais il n'en a que faire. Vous êtes comme une obsession, une saloperie d'obsession.
— Il n'a jamais songé à aller voir un psy ?
— C'est ce que vous conseillez à Raphaël ?
— Qu'est-ce que vous voulez dire ?
— Il m'est arrivé plusieurs fois de croiser sa route au cours des siècles. Il est plus froid, plus calculateur, plus impitoyable et plus puissant que ne le sera jamais mon maître.
— Plus puissant ? Raphaël n'est qu'un simple Magister, un soldat, pas un Consiliere !
— Parce que ça l'amuse et qu'il le veut bien, dit-il d'un ton agacé.
Je sursautai, surprise.
— Vous plaisantez ?
Pourquoi avais-je encore une fois l'impression désagréable que quelque chose m'échappait ?
— Vous n'avez vraiment pas la moindre idée de ce qu'il est réellement, n'est-ce pas ?
— Je me moque de ce qu'il est.
— Personne ne dompte « la mort blanche », Rebecca. Personne.
Il avait à peine posé sa main sur mon épaule que mon pouvoir s'embrasait.
— Ne me touchez pas, ordonnai-je, d'une voix glaciale.
Mes cheveux étaient devenus écarlates et une lumière rouge sang entourait mon corps comme une brume de l'enfer.
Il me lâcha aussitôt et recula.
— Je ne voulais pas vous effrayer. Je suis désolé.
— Tout va bien, madame ?
Hector avait brusquement surgi devant nous.
— Oui Hector, fis-je. Nous avions simplement une petite discussion.
— La nuit se rafraîchit, ne trouvez-vous pas ?
— Si, Hector, nous allons rentrer, dis-je en ravalant mon pouvoir.
— Vous avez froid ? demanda Pierre en ôtant galamment son blouson.
— Vous tentez de me séduire ?
— Qui sait ? Je suis peut-être tombé sous votre charme, moi aussi, dit-il d'un ton sarcastique.
— Vous connaissant un peu, ce serait un vrai miracle, ironisai-je.
Les goûts de Pierre en matière amoureuse étaient limités à la gent masculine, ce qui était somme toute assez rare. La plupart des vampires appréciaient généralement indifféremment les deux sexes.
— Désirez-vous quelque chose à boire, madame ? demanda Hector, tandis que nous entrions dans le grand salon.
— Volontiers, Hector, mais ne vous dérangez pas. Je vais dans la cuisine. Vous avez bien assez à faire avec tous ces invités.
— Maître Michael est venu avec son propre serviteur, un étrange garçon répondant au nom de Jean-François. Un Français. Il a cru bon de me seconder. Je ne suis donc pas débordé.
Le majordome avait les lèvres pincées. Visiblement, il n'appréciait pas la concurrence étrangère.
Sans doute une résurgence du fameux snobisme anglais...
— Eh bien soit. Alors je voudrais volontiers boire un thé.
Il me décocha un joli sourire. Qu'on soit vampire ou non, le thé restait aux yeux des Britanniques, une institution sacrée.
— Monsieur vous accompagnera-t-il ?
Pierre ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux.
— Vous êtes en train de me proposer du thé ?
— Non. Mais nous avons en cuisine un large choix de boissons qui vous conviendraient mieux. Puis-je vous en dresser la liste ?
J'avais envie d'éclater de rire. J'imaginais déjà le majordome énumérer dans le détail la provenance des pochettes de sang, leurs groupes, et la date où avaient eu lieu les prélèvements comme l'aurait fait un sommelier.
Pierre secoua la tête.
— Je viens de dîner, merci.
— Très bien, fit Hector en s'éloignant, d'un air pincé.
Des silhouettes passaient et repassaient autour de nous. Certains portaient le costume et cherchaient des tables pour s'installer avec leurs ordinateurs portables et leurs dossiers. D'autres retrouvaient de vieilles connaissances et entamaient des discussions animées. D'autres encore partaient en ville.
Il y avait tellement de monde que je ne parvenais même plus à distinguer ceux faisant partie de l'escorte le Michael de ceux appartenant à Raphaël. C'était un véritable capharnaum.
— Que font-ils, tous ? demandai-je à Pierre.
— Leur job. Les cravatés gèrent nos affaires en Europe. À cause du décalage horaire, ça rend leur tâche plus difficile et pour les autres, ils ont visiblement l'intention de profiter des activités nocturnes de Burlington et du célèbre club de Raphaël.
— Le Glam's est un endroit réputé chez les vampires ?
— Oh ma chère, ne me dites pas que vous êtes à ce point provinciale ? C'est un endroit hyper branché, le seul club inter-racial. On en entend parler jusqu'à Paris, dit-il d'une voix exagérément aiguë.
— Mon cher, fis-je en l'imitant, je suis une Vikaris. Ce qu'on considère nous, comme endroits branchés, ce sont les salles de torture où on peut utiliser du matériel électrique.
Il se tourna vers moi en faisant la moue.
— Vous plaisantez ?
Je le fixai d'un air sérieux.
— À votre avis ?
Il soupira puis lança :
— Toute une éducation à revoir...
— Vous comptez sortir avec les autres, cette nuit ?
— Non, fit-il en jetant un coup d'œil inquiet à la porte du bureau de Raphaël.
— Inutile de tendre l'oreille, fis-je d'un ton narquois. Raphaël m'a demandé de sceller la pièce avec un sort de silence avant d'aller dîner. Aucun son ne peut filtrer.
— Vous auriez pu être moins efficace, ça m'aurait arrangé, dit-il d'un ton de reproche qui n'en était pas vraiment un.
— Madame, votre thé est servi dans le petit salon vert, fit Hector.
— Voulez-vous m'accompagner ? demandai-je à Pierre en me levant.
Mais il secoua la tête.
— Non. Je préfère attendre ici.
Je ne répondis pas et le laissai poireauter comme un bon chien de garde devant le bureau, alors que je savais pertinemment que Raphael et Michael étaient déjà sortis par la porte-fenêtre et qu'ils m'attendaient tous les deux dans le fameux petit salon vert.